La Parole est une Voie
Chères Consoeurs,
Chers Confrères,
"L'IA va-t-elle rendre l'humanité paresseuse?"
Voilà déjà quelques éléments de réponse que j'ai entendus à ce sujet en qualité de membre du jury, représentant l'Ordre des avocats, lors de la finale inter-cycles du concours d'art oratoire "La Parole est une Voie".
La paresse, ce n'est pas se lever à 10h du matin et jouer sur sa playstation. Ça, c'est un art de vivre. La paresse, c'est déléguer à des machines le soin de comprendre. Car, comme l'a rappelé un autre élève, comprendre, c'est lutter. Lutter contre soi-même, puis contre le monde qui résiste et ne se livre qu'à celui qui persévère. Sur le mode de la métaphore, une élève a convoqué Arnold Schwarzenegger pour démontrer que l'intelligence est un muscle qu'il faut renforcer par l'exercice ; un autre tandem, mêlant l'anaphore à la prosopopée, a opposé un systématique et implacable "c'est faux" à l'énumération des bienfaits supposés de l'IA.
Les tenants de l'antithèse ont argué qu'en facilitant l'accès à la connaissance, l'IA en donnerait davantage le goût. Certains, réalistes, ont constaté que l'humanité passerait désormais toujours plus de temps devant les écrans, donc autant qu'elle le passât devant des écrans peuplés par l'intelligence, fût-elle artificielle. Et de conclure qu'il importe peu que l'IA donne désormais des réponses, car l'essentiel sera toujours de se poser de bonnes questions.
Initiative du Jeune Barreau lancée par le Premier Secrétaire Nicolas Gurtner, "La Parole est une Voie" propose, chaque année, à des classes du cycle d'orientation de Genève de s'exercer à l'art oratoire. Cette année a eu lieu la 5e édition.
De jeunes avocats bénévoles essaiment dans les classes du Canton pour dispenser, avec les maîtres de classe, divers ateliers d'un total de six heures pour familiariser les élèves à l'art oratoire et leur donner les clefs d'une prise de parole efficace. Ensuite, un sujet est choisi pour le concours, et chaque classe se voit attribuer mission de défendre la thèse ou l'antithèse. Au sein de chaque classe, et avec l'appui des enseignants, des élèves vont chercher des arguments, les structurer, et puis les mettre en mots, c'est-à-dire en musique. Des volontaires s'annoncent pour porter haut les couleurs de leur cycle lors du concours. Les avocats reviennent pour une ultime séance de coaching avant la finale.
Des équipes composées d'entre deux et cinq élèves se sont succédé sur la scène. Certains l'ont arpentée nonchalamment, dans une déambulation lente qui posait un écrin à des arguments énoncés d'un ton détendu. D'autres ont scandé leur texte en avançant vers l'équipe adverse façon West Side story, incarnant l'antithèse venant défier la thèse. On a eu des élèves d'une présence impressionnante, le regard assuré, la posture bien campée, haranguant leur public. On a aussi eu des interventions en mode stand up. Un groupe s'est aligné en rang, énonçant tour à tour des arguments numérotés que les orateurs s'étaient répartis, chaque argument décliné en exemples, eux aussi numérotés. Peut-être un peu scolaire – c'était l'avis de l'homme de théâtre dans le jury – mais trois jours plus tard, leurs arguments d'une grande clarté restent presque intacts en mémoire. Et puis des moments d'art vivant, comme cette succession de strophes et de chœurs, ponctués de battements de main à l'appui d'une injonction à se réveiller face aux machines.
Toutes et tous ont dû craindre que, depuis la salle, on ne vît que leur embarras et leur trac. En fait, on voyait leur courage, leur pertinence, et leur maturité. La scène grandit. La prise de parole ennoblit. L'espace d'un instant, mais il en restera quelque chose, chez elles, chez eux et chez nous.
Les élèves qui participent à "La Parole est une Voie" sont en 11e. Ils ont entre 14 et 15 ans. Ils sont tous en section Communication et technologie ("CT"), la moins nombreuse des trois sections que propose le Cycle en 10e et 11e, et qui dirige les élèves vers un Certificat de capacité (CFC), une maturité professionnelle post CFC ou une attestation fédérale. Ces jeunes qui se sont exprimés avec panache ne seront donc vraisemblablement pas, demain, nos Confrères et Consœurs. On ne les reverra sans doute pas au Nançoz, même celles et ceux qui ont le plus brillé. Qu'il soit possible de formuler un tel pronostic dérange. Cela plaide pour multiplier les passerelles entre filières d'enseignement. Et nous rappelle que le travail et le talent qui nous ont, toutes et tous, conduit au brevet d'avocat avaient aussi besoin d'un peu de chance, qui prend toutes sortes de formes.
À l'instar de "L'Avocat dans la Cité" et de "Les avocats dans les écoles", mais peut-être un peu moins visible, "La Parole est une Voie" est une des actions de l'Ordre des avocats par laquelle nous rendons à la société une part de ce qu'elle nous a donné. Le savoir-faire que nous avons acquis, les valeurs que nous défendons : elles ont leur sens et doivent rayonner au-delà des prétoires et des bureaux. Par ces échanges avec des passionnés de l'art oratoire, on peut espérer que "La Parole est une Voie" aura contribué à donner à ces élèves la foi que leur parole compte et des clefs pour être mieux entendus, dans toutes leurs démarches de vie.
Que tous nos membres qui donnent généreusement de leur temps et de leur talent à la cité sous forme d'engagement bénévole, et singulièrement, aujourd'hui, que celles et ceux qui ont conçu ce magnifique programme et le font vivre, année après année, en soient ici profondément remerciés.
Daniel KINZER
Vice-Bâtonnier